Le commencement

(Avant-propos du manuscrit)


"Derrière chaque nom se cache une histoire." (Yad Vashem)

« Cela pourra donner un livre intéressant » (Hélène, dans une lettre à mon père, 1989)

Une maille à la fois pour tisser ton histoire, toi qui me manques tellement et que je retrouve un peu, beaucoup, dans ce parcours qui a été le tien et que je tente, une maille à la fois de reconstruire, traçant en même temps mon propre parcours plein de découvertes, de surprises et de rencontres extraordinaires.

Tisser ou tricoter… à l'instar de ma grand-mère Hélène, Lene, qui tricotait les chaussettes de compétition pour les joueurs de rugby de l'équipe d'Agen, recevant en échange de quoi faire vivre sa famille durant la guerre. Est-ce de là qu'est née la passion de mon père pour le rugby ? Est-ce cela qui l'a inspiré à devenir journaliste sportif à L'Équipe, quotidien qu'il dirigea de 1980 à 1984 après avoir été Directeur de la rédaction pendant 10 ans ? Ce symbole des mailles qu'on enfile me paraît convenir à mon travail de détective. Je m'en servirai pour reconstituer les épisodes du parcours de mon père et d'autres rencontrés au cours de mes recherches. Si parfois les liens entre ces « personnages » et les événements relatés semblent s'agencer en toute logique et avec naturel, ils paraissent parfois au contraire tenir du miracle !

La vision de mon projet ne m'est pas apparue tout de suite ; il a fallu des années avant qu'elle ne commence à prendre forme dans mon esprit. Comment, ou plutôt quand, le désir de raconter mon histoire, notre histoire, s'est-il manifesté ? Ma mère, Rhoda, a demandé à mon père d'écrire sur son enfance quelques années avant sa mort en 2010. Elle m'a envoyé les quelques pages qu'il avait écrites, son Bouquin, mais je ne m'y suis guère intéressée à l'époque et je le regrette aujourd'hui. Si j'avais lu ces pages à ce moment-là, j'aurais eu l'occasion de poser des questions à mon père et d'en savoir plus sur son enfance en tant que jeune réfugié juif. À l'époque, j'étais occupée à élever mes enfants et à construire ma carrière. Deux ou trois ans après la mort de mon père, ma mère m'a donné une mallette contenant des dizaines de lettres de correspondance entre mon père et sa mère Hélène, pendant et après la guerre, ainsi que des bulletins scolaires, des cartes de réfugié, des cartes de rationnement et d'autres documents d'une valeur inestimable qu'elle avait gardés toutes ces années. Comment ses lettres et documents ont-ils pu être conservés, je ne saurais le dire… Je ne les avais jamais vus auparavant. La plupart étaient écrites en français et certaines en allemand, deux ou trois en tchèque. En tant que francophone et professeur de français à la Southern Oregon University, je n'ai rencontré aucune difficulté à comprendre les quelques lettres en français que j'ai pris le temps de lire à l'époque. Et j'ai suffisamment de connaissances en allemand pour savoir quand j'ai besoin de l'aide d'un locuteur natif pour mieux comprendre les détails et les subtilités d'un texte ! J'ai contacté mon ex-collègue allemande Christiane Pyle, qui a eu la gentillesse de traduire quelques lettres pour moi, après quoi elle s'est enquise : « Ne comptes-tu rien faire avec les lettres de ton père ? ». Mais toujours prise par mon travail et ma famille, j'ai mis les lettres de côté.

En 2019, j'avais droit à un congé sabbatique, comme c'est le cas tous les sept ans dans les universités américaines. C'est au professeur de proposer un sujet qu'une commission approuve ou rejette, selon la valeur du dossier. Le processus est assez laborieux et le comité très pointilleux. Alors que je réfléchissais à ce que je pourrais proposer, la question de Christiane m'est revenue : « Ne comptes-tu rien faire avec les lettres de ton père ? ». C'est alors que j'ai décidé de rechercher et de raconter l'histoire de ma famille. Je me suis enfin enthousiasmée à l'idée de lire toutes les lettres qui m'avaient été remises et d'en apprendre davantage sur une famille que je connaissais à peine, la plupart ayant péri dans la Shoah.

J'ai commencé à préparer ma demande de congé sabbatique. À ce moment-là, je ne savais presque rien de ce que mon père avait vécu et trop peu des faits historiques de cette époque. Pendant ma scolarité, on ne parlait guère des événements survenus en France pendant la Seconde Guerre mondiale, encore moins du rôle du gouvernement français dans la Shoah. J'ai effectué des recherches approfondies sur les événements de la Seconde Guerre mondiale, en particulier sur la Shoah, et sur la façon dont ils se rapportaient à l'expérience de ma famille. Je me suis rapidement rendu compte de ce qui aurait dû être une évidence : les expériences que les Seidler ont vécues avaient été partagées par bien d'autres non seulement d'une manière globale, mais aussi dans beaucoup de ses détails. Le récit de mon père s'inscrivait donc dans un contexte beaucoup plus large.

J'ai d'abord compilé un document rempli de dates, d'événements et de personnages, mais c'est finalement Yad Vashem, le mémorial israélien qui honore les victimes de la Shoah, qui m'a donné les mots qui me manquaient pour convaincre le comité sabbatique (et peut-être moi-même) de l'intérêt de mes recherches : « Derrière chaque nom se cache une histoire ». C'est ainsi, par les mots suivants, que j'ai conclu ma proposition remaniée : « Je m'appelle Marianne et j'ai une histoire à raconter ». La demande de congé sabbatique a été approuvée à l'unanimité. Et me voilà partie pour un voyage que je n'aurais jamais pu imaginer ! Dès lors, des lieux et des noms peuplent mes pensées et mes rêves.

Édouard, Hélène, Lisette, Oskar, Georg, Goa, Anda, ce sont vos noms et chacun d'entre vous a une histoire à raconter, une histoire que nous partageons. Alice, Menachem, Bernard, Ron, Rose, Robert, ce sont vos noms et chacun d'entre vous a une histoire qui a contribué de manière inattendue à ma propre histoire, méritant ainsi d'être incluse dans ce livre.

Il ne s'agit pas seulement de membres de ma famille, pour la plupart décédés. Les rencontres extraordinaires que j'ai faites tout au long de mes recherches font partie intégrante de cette histoire. J'ai l'impression d'avoir pénétré dans un monde parallèle qui a longtemps existé sans moi, mais dans lequel j'ai été accueillie avec gentillesse et générosité. Grâce aux personnes qui l'habitent, dont la plus jeune doit avoir 85 ans aujourd'hui, en 2025, j'ai obtenu des informations, des photos et des documents qui m'ont permis de mieux imaginer l'existence des jeunes réfugiés en France et en Suisse pendant l'occupation allemande.

Ces personnes que j'ai rencontrées étaient des réfugiés juifs, des survivants de la guerre civile espagnole, des historiens et des chercheurs. Pensant ne m'intéresser qu'à l'histoire d'Édouard, de Lisette, et d'Hélène, je n'aurais jamais imaginé, au début de mon projet, que je rencontrerais autant de femmes et d'hommes extraordinaires, toutes ces personnes indissociables d'une manière ou d'une autre au destin des membres de la famille Seidler. Ils m'ont émue, fait pleurer, rire, et ont comblé de nombreuses lacunes dans mes recherches parfois incomplètes.

Grâce à ces personnes, ce qui aurait pu être une entreprise douloureuse s'est déroulée dans la joie : repas partagés, conversations, souvenirs et émotions qui nous ont liés à jamais. Ces rencontres ont enrichi mes recherches personnelles et historiques et m'ont permis de tisser, point par point, le livre qui commence ici.

Si ce livre peut toucher d'autres lecteurs, je n'en serai que plus heureuse. Ma grand-mère nous a laissé un trésor. Tant d'autres, qui ont vécu les années de guerre, n'ont jamais eu l'occasion d'écrire leur histoire, qu'ils auraient pu transmettre à leurs enfants et à leurs petits-enfants. Ces lettres, ces photos, ces documents sont un trésor que je me devais de partager, non seulement pour mes enfants, mais aussi par respect pour Hélène qui, en 1989, après avoir relu et classé toutes ses lettres, a écrit à mon père : « Cela pourrait faire une histoire intéressante ». Qui aurait pu croire que ce serait moi qui un jour me plongerais dans toutes ces lettres et écrirais cette histoire ?

Ce site utilise des cookies pour permettre le bon fonctionnement, la sécurité, et vous offrir la meilleure expérience utilisateur possible.

Paramètres avancés

You can customize your cookie preferences here. Enable or disable the following categories and save your selection.