Extraits du manuscrit
EXTRAIT #1 (chapitre un)
Au tout début, Brno, deuxième ville de Tchécoslovaquie, la première de mon père, où il naquit dans une famille juive non pratiquante le 23 mars 1932[1]. Il a écrit ce qu'il a intitulé Bouquin Addendum, quelques pages pour partager son enfance avec ses filles et petits-fils, à la demande de ma mère, Rhoda Seidler.
Je suis né sous les prénoms d'Eduard Alfred[2] en mars 1932 dans ce qui était dans mon souvenir une villa n°31 de la rue Tivoli[3] de Brno, aussi connu comme Brünn [en allemand], en Tchécoslovaquie, et appartenant à mes parents. J'ai découvert, visitant en 1990 cette « villa » que je croyais isolée, qu'il s'agissait en fait d'une construction dans une série de maisons mitoyennes, avec jardin à l'arrière. Mes parents [Hélène et Oskar] habitaient au premier, la famille de mon oncle [Erich/Éric] au second et les concierges au rez-de-chaussée. J'ai aussi conservé un vague souvenir de l'atelier de pull-overs que dirigeaient mes parents (mon père s'occupant de l'aspect commercial de l'affaire, ma mère en étant la « modéliste »).
Avant de devenir journaliste, mon père a travaillé comme acheteur de textiles en Europe et aux Etats-Unis après avoir obtenu un diplôme de Science Po à Paris et un MBA à UCLA. Je n'avais jamais fait le lien entre sa profession antérieure et celle de ses parents et de sa ville — connue pour son industrie textile — jusqu'en avril 2024, lorsque j'ai parlé pour la première fois à Daniel Low-Beer[4], un parent éloigné qui m'a fait part du grand intérêt qu'il portait pour l'entreprise familiale. J'ai alors réalisé que ce travail avait certainement été influencé par celui de ses parents. Cela explique aussi pourquoi mon père commentait toujours la qualité des vêtements que je voulais acheter lorsque nous allions faire du shopping ensemble ! Une raison de plus de parler de mailles, une à la fois…
[1] « Je ne suis pas le moins du monde religieux (mes parents sont ou étaient libres penseurs et leur option m'a certainement marqué) […] » (Bouquin). Or certaines lettres suggèrent une interprétation plus nuancée de l'attitude des Seidler face à la religion. On verra cela au chapitre onze.
[2] Eduard, comme son grand-père maternel et Alfred, comme son grand-père paternel.
[3] La rue Tivoli a été rebaptisée Jiráskova. Les noms des rues en République tchèque étaient à l'origine allemands, car l'allemand était la langue principale à l'époque de l'Empire austro-hongrois. Ils ont ensuite été remplacés par des noms tchèques après la Première Guerre mondiale, puis à nouveau par des noms allemands pendant la Seconde Guerre mondiale. Les rues ont toutes retrouvé leur nom tchèque après la libération du pays en 1945.
[4] Daniel Low-Beer participe à un projet dont l'objectif est de « sauver l'Arche de Schindler pour en faire un musée des survivants au cœur de l'Europe ». L'Arche de Schindler était un camp de concentration où 1200 Juifs de la Liste de Schindler ont été sauvés […] L'Arche de Schindler a été volée par les nazis à la famille Low-Beer en 1938. (arksfoundation.net.)
EXTRAIT #2 (chapitre trois)
Le travail forcé : deuxième hypothèse erronée
Une chose semble certaine : Oskar effectuait des travaux manuels (forcés) depuis au moins février 1941, date à laquelle il a écrit une lettre à son fils dans laquelle il faisait vaguement allusion à son travail à la ferme : « Mais tant que le soleil, la lune, les étoiles, les arbres, les plantes et les animaux existent, ma joie demeure. Je ne me suis jamais beaucoup soucié des gens. »Les détails de ses activités sont précisés dans une lettre ultérieure de « Fryš. » datée du 13 mars 1941 : « Je vais bien et je reste en bonne santé, j'ai beaucoup de travail dans les champs, je coupe et scie du bois, je déchiquette, je nettoie les semences, je porte des sacs et bien d'autres choses encore. » (Les lettres sont transcrites en entier plus loin dans ce chapitre). Je considère que pour ainsi dire tout travail que les Juifs devaient effectuer à cette époque était forcé dans la mesure où ils avaient été privés de leur propre profession et étaient obligés de chercher un autre emploi (habituellement manuel).
Au départ, j'avais accepté le fait qu'Oskar avait écrit ces lettres depuis un camp de travail. Cela me semblait suffisant à l'époque, mais j'ai ensuite réalisé que je ne savais pas quels avaient été son parcours et ses conditions de vie réelles après le transfert de son usine. Que s'était-il passé entre sa dernière lettre de Brno et celle de « Fryš. » datée du 13 mars 1941 ? Le contenu de la lettre, qui est reproduite en entier page 54, prouve qu'il exécutait des travaux agricoles à « Fryš. ». Je croyais que « Fryš. » était un diminutif pour Fryšták, une ville située du côté est de la Moravie, à une trentaine de kilomètres de la ville de Vlachovice — la ville qui a été répertoriée comme la dernière résidence d'Oskar avant qu'il ne soit déporté de Třebíč. Ma curiosité à l'égard de ces quelques mois non comptabilisés n'a cessé de croître.
J'ai commencé à effectuer des recherches sur le travail forcé dans le Protectorat entre 1939 et avril 1942, date à laquelle Oskar a été transporté de Třebíč à Terezín. Ce que j'ai découvert m'a permis de comprendre qu'il n'y avait pas qu'un seul scénario en ce qui concerne le travail (forcé) des Juifs ayant été mis au chômage (forcé), souvent manuel ou agricole pour lequel ils devaient souvent suivre des cours de reconversion.
Je savais que le gouvernement tchèque avait interdit aux Juifs la possibilité d'exercer la plupart des professions — et ce, de son propre gré, c'est-à-dire, sans être sous les ordres des nazis, précise Gruner dans un mail. Les Juifs étaient ainsi exclus du système économique tchèque en appliquant la propre version du Protectorat des lois allemandes de Nuremberg. Ayant ainsi perdu leurs moyens de subsistance, ils ont été obligés de s'enregistrer à la fois en tant que Juifs et en tant que chômeurs. La réponse quasi générale à ce chômage forcé était le travail forcé. Ce que j'ignorais, c'est que le « travail » pouvait prendre plusieurs formes, selon les attentes, la politique et les échecs du Protectorat en matière d'émigration, à différents moments de la guerre.